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QUELQUES REMARQUES SUR LE FID

Par Fabrice Lauterjung

Article publié dans le n°446 de la revue artpress, juillet-août, 2017

FIDMARSEILLE, LE CINÉMA : UN ART CONTEMPORAIN


« Qu’on travaille avec des crayons de couleurs, de l’aquarelle, de la peinture à l’huile, c’est pareil (1). »

En 2002, sur l’écran d’une des salles du Théâtre de la Criée, à Marseille, un film que le petit monde du cinéma croyait perdu venait de retrouver le chemin du projecteur. Ce film, exhumé quelques mois auparavant sous l’impulsion de Pedro Costa et de Jean-Marie Straub, fut réalisé en 1971 par Jean Eustache. Son titre : Numéro zéro. Filmé en continu par deux caméras, l’une prenant le relais de l’autre, il s’agit d’un entretien du réalisateur avec sa grand-mère. Elle, de face, lui, tantôt hors-champ, tantôt de dos en amorce à gauche de l’image et, entre eux, une table sur laquelle trône une bouteille de whisky, mais avant tout, une parole traversée de souvenirs. Pour préserver intact cet instant dérobé au temps, rien ne fut coupé au montage pour qu’ainsi coïncident l’histoire du film et celle de la pellicule. Par cette projection, Jean-Pierre Rehm, alors tout nouveau délégué général du FID, accomplissait bien davantage qu’un geste patrimonial. Sans doute lançait-il un avertissement : les formes les plus avant-gardistes, pour l’être, convoquent irrévocablement l’histoire de leur art ; car c’est bien d’un retour aux origines de l’enregistrement cinématographique – donc à Auguste et Louis Lumière – que se réclame le film d’Eustache. Or, ce qu’enseignent immédiatement les vues des frères lyonnais, par-delà leur dimension technique, tient en ceci que témoignage brut et mise en scène sont inséparables. Dès lors, l’appellation de cinéma documentaire devient réductrice et, réciproquement, celle de fiction est à nuancer (2).
Il ne s’agit pas de nier l’existence de films reposant sur un scénario, une direction d’acteurs, de rigoureux placements de caméras au service d’une histoire inventée, pas plus qu’il ne faudrait douter de l’existence de ce qui laisse au réel – du moins à celui dont une caméra peut témoigner – le soin de la mise en scène. Mais il s’agit de ne pas oublier qu’entre ces deux postulats la frontière est poreuse. Désenclaver le cinéma et ne pas l’enfermer dans des catégories ou des genres, voilà le virage opéré cette année-là au FID. Et confirmé depuis. Alors, des films a priori documentaires se sont mis à côtoyer des films a priori fictionnels (3) ; des courts-métrages – de quelques minutes parfois – croisent la route de longs métrages de plusieurs heures, de premières réalisations dialoguent avec des œuvres déjà entrées dans l’histoire, et celles qui, trop hâtivement, portaient l’intitulé de films d’artistes, a priori réservé aux galeries et centres d’art, accèdent au rituel de la salle et de la projection cinématographique. Aussi le festival a-t-il pris quelques libertés avec l’acronyme qui le désigne. Depuis 2011, le FID, jusque-là Festival international du documentaire, est devenu Festival international de cinéma.


FRAGMENTS DE RÉEL

Pourquoi un tel chamboulement ? Les sismographes, quel que soit l’art, réagissent aux secousses que provoquent les techniques qu’une époque engendre. À la fin des années 1990, à la suite d’une de ces secousses, images fixes et mobiles venaient de trouver nouveau refuge. Observé par certains avec crainte, par d’autres avec enthousiasme, le « numérique » faisait significativement son apparition. Pour trouver les plus enthousiastes, c’est incontestablement vers l’Asie et, dans une moindre mesure, vers l’Amérique du Sud, qu’il fallait diriger les regards. Et ainsi découvrir un film de neuf heures, tourné en Chine avec une petite caméra DV. Car c’est au FID, en 2003, qu’À l’ouest des rails, de Wang Bing, fut projeté pour la première fois en France et qu’il fut, pour la première fois, honoré d’une récompense internationale. Représentatif de ce festival, À l’ouest des rails l’est pour ne se soumettre à aucun code : une durée mesurée à l’aune de la propre nécessité du film – sans se soucier des standards commerciaux et ainsi mieux rendre compte du progressif mais inéluctable effondrement d’un site industriel et des drames humains que cela provoque –, une logistique de tournage déterminée, là encore, en vertu du film, soit plusieurs années et des dizaines d’heures de rushes pour un budget presque inexistant, excluant l’usage de la pellicule pour satisfaire le besoin et l’urgence de témoigner et, du réel, prélever un précieux fragment.

Ce besoin, cette urgence à témoigner, à filmer, s’accorde avec ce qui, selon Jean-Pierre Rehm, subsume le cinéma : l’apparition d’un événement.
Il y a événement quand, dans l’Heure du berger, de Pierre Creton, en un long plan sé­quence, est observé le méticuleux travail d’une araignée tissant sa toile pour emprisonner une proie. Pourquoi ? Parce que ce détail devient un monde. Il y a événement quand une silhouette blanche, vêtue d’une combinaison anti-radiation, se fige et, pendant plus de trente minutes, pointe un doigt accusateur en direction de la caméra de surveillance qui la filme sur les ruines du site nucléaire de Fukushima (4). Événement toujours, quand Manon de Boer, dans son film Two Times, commence par un plan fixe suspendu aux gestes d’un interprète presqu’immobile qui exécute le presque silencieux 4’33’’ de John Cage, puis construit le contrechamp par un lent travelling partant du public venu « écouter » l’interprétation, et qu’en un dernier mouvement – possible clin d’œil à la dernière scène de Profession Reporter de Michelangelo Antonioni –, la caméra traverse une fenêtre pour finalement s’arrêter devant un paysage parcouru de câbles électriques ressemblant étrangement à une partition musicale vierge de notes.

Événement encore, lorsqu’une nuit, sur un terrain de jeu éclairé par un néon et la projection, sur un écran de fortune, d’images d’un village frappé par la foudre, un ballon enflammé laisse des traînées incandescentes au rythme des passes que se font les joueurs d’un curieux match de football. Et qu’enfin le ballon embrase l’écran et consume les images. Dans ce film d’à peine dix minutes, réalisé par Apichatpong Weerasethakul et titré Phantoms of Nabua, ce qui relève d’une mise en scène – la nuit, l’éclairage au néon, la projection et l’écran contre lequel le ballon finira sa course – épouse l’aléa des déplacements des joueurs, leurs paroles, leurs rires, mais aussi les imprévisibles mouvements de la boule de feu. C’est aussi la lumière qui côtoie les ténèbres, celles d’une histoire dont le film suggère l’existence comme une hantise : la destruction d’un village – celui de Nabua – par l’armée thaïlandaise pendant la Guerre froide (5). Que ce village n’apparaisse qu’en une discrète projection sur un écran, que cet écran finisse par être dévoré par les flammes, que cela ne résolve pas l’histoire mais la rende au contraire mystérieuse et complexe, voilà révélée, en quelques plans et quelques minutes, la fragilité des images par lesquelles le tissage d’un passé et d’un présent devient possible.


JEUX DE CORRESPONDANCES


Ce trop bref aperçu ne saurait rendre compte de la profusion de films présentés durant ces quinze dernières années au FID, certains en compétitions, d’autres – la majorité – au gré d’écrans parallèles relevant de thématiques diverses, parmi lesquelles, la danse, le sport, le portrait, le théâtre, la cruauté… furent autant de passages vers un art cinématographique décidément peu tolérant aux clôtures. Parmi les thématiques : quelques constantes. D’abord, un écran consacré au son, c’est-à-dire à des films dans lesquels musique, paroles et bruits tiennent un rôle déterminant, parfois le premier. Évoquer le son au cinéma, cela revient très vite à parler de montage. Aussi ne fut-il pas surprenant mais judicieux qu’en 2010, la parole – et l’image – soit donnée à Thomas Alva Edison et William Dickson pour leur Edison’s kinetophone project, c’est-à-dire, bien avant l’heure, une tentative d’invention du film parlant. Judicieux également, la projection, l’année suivante, de Conversation secrète de Francis Ford Coppola. Les deux films – à l’état d’expérimentation pour le premier, extrêmement maîtrisé et au service d’une intrigue policière pour le second – affichent une même obsession : la synchronie de l’image et du son. Une synchronie due, dans les deux cas, à une même personne : Walter Murch, immense monteur de l’histoire du cinéma auquel Frank Scheffer allait consacrer le portrait titré In conversation with Walter Murch, également projeté au festival. Autre constante : une rétrospective consacrée à un cinéaste. Cette année, Roger Corman succède à Hong Sang-soo qui, lui-même, succédait, entre autres, à Manoel de Oliveira, Marguerite Duras, Pier Paolo Pasolini, Glauber Rocha, Dziga Vertov, Robert Kramer, Pedro Costa, ou encore Werner Herzog.
Chaque film du festival est augmenté de ceux qui, chaque année, l’entourent. Aussi le FID est-il à comprendre comme un gigantesque exercice de montage et, donc, de correspondances. Mais alors, aux parfums, sons et couleurs, chers à Baudelaire, il faut ajouter cadrages, mouvements de caméra, grains de pellicule, fourmillants pixels, narration, rythmes, langues du monde entier… Et insister sur la dimension idiosynchrasique de ces films, en tant qu’ils inventent, chacun, leur propre langage, qu’ils sont, chacun, porteur d’un nouvel idiome cinématographique. Œuvres uniques donc, prises dans ce paradoxe selon lequel au cinéma – sans doute parce qu’il s’agit, comme le prétendait André Bazin, d’un art impur – être unique signifie se situer au carrefour d’influences multiples.

 

 


(1) Jean-Luc Godard, Cahiers du cinéma, numéro hors-série, avril 2000, p. 10.
(2) « Jamais […] nous n’avons trouvé l’opposition entre le véridique et le fabriqué féconde pour penser les différences entre le documentaire et la fiction. Il y a dans chacun des genres – lorsqu’ils sont dignes, c’est-à-dire à hauteur de réel – de l’authentique et du fabuleux, du contraint et du délié, du travail et de la grâce », Jean-Pierre Rehm, éditorial, catalogue FID 2007, p. 55.
(3) Pour la première fois, en 2007, avec Love Conquers All de Tan Chui Mui, un film répondant aux critères de la fiction faisait l’ouverture du festival.
(4) Philippe Rouy, 4 bâtiments face à la mer, 2012.
(5) Le 7 août 1965, l’armée thaïlandaise, qui menait dans la région des opérations contre les insurgés communistes, s’attaquait aux habitants du village.

 


Consulter la version illustrée du texte sur le site artpress.com

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