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LA JETÉE DE JEAN-LOUIS DELBÈS

Par Fabrice Lauterjung

Texte écrit à l'occasion de l'exposition : Jean-Louis Delbès - une autre histoire, au FRAC Provence-Alpes-Côte d'Azur, à Art-cade - galerie des Grands Bains Douches de la Plaine, à la Friche la Belle de Mai et à la galerie du Tableau, Marseille, 2017

En 2004, je réalisais un film tourné à Istanbul et titré Istanbul, le 15 novembre 2003. En ce film est mentionnée l'existence d'une tour dite « tour aux inscriptions », sur laquelle de nombreux messages étaient autrefois inscrits en « toutes les langues ».
En 2008, j'étais en résidence à la Maison Dora Maar, avec l'artiste Piotr Klemensiewicz, quand, à l'occasion d'une exposition conclusive, suite à la projection de ce film, Monsieur Germain Viatte me révéla l'existence de « la jetée de l'oubli », plus communément connue sous le nom de digue du grand large du port autonome de Marseille. Une digue longue de plusieurs kilomètres sur les murs de laquelle figurent d'innombrables inscriptions peintes par les marins d'innombrables bateaux restés à quai – au fil des années. Quand un bateau, pour diverses raisons – la plupart du temps consécutivement à une avarie technique – ne peut reprendre la mer pendant plusieurs jours, parfois plusieurs semaines, quelques personnes de l'équipage en profitent pour repeindre certaines parties du navire. C'est avec les résidus des peintures ayant servi à ce travail de « restauration navale » que sont peintes les inscriptions de la « jetée de l'oubli ».   
Je ne connaissais pas ce lieu, mais déjà la rencontre des mots qui le dénomment inspiraient quelques idées pouvant aboutir à la réalisation d'un futur film.
Mon travail cinématographique, qui entremêle images et mots avec, en point de mire, la fugacité d'instants saisis, devait un jour s'arrêter devant les inscriptions de cette jetée. Et, puisque le cinéma est aussi un art du souvenir, le confronter à l'oubli me paraissait être propice à l'élaboration d'un intéressant oxymore.
Quelques jours après ma rencontre avec Germain Viatte, j'évoquais l'idée de ce prochain film en compagnie de Piotr Klemensiewicz. C'est à ce moment là que fut cité le nom de Jean-Louis Delbès. Si je connaissais en partie sa peinture, j'ignorais la connivence qui avait existé entre Monsieur Delbès et cette « jetée de l'oubli ». J'ignorais que toute une partie de son oeuvre avait été travaillée d'après des motifs inscrits sur la jetée. Jean-Louis Delbès se rendait fréquemment sur place, arpentait le lieu et photographiait certaines inscriptions. Ensuite, à l'atelier, d'après les reproductions photographiques, il transcrivait en peinture les motifs qu'avaient laissés les marins.
C'est en 2009, répondant à l'invitation de Piotr Klemensiewicz et de Jean-Louis Connan, que je commençais la réalisation de ce nouveau projet, concommitament à un workshop que je donnais à l'Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Marseille.
Entre l'époque, pourtant encore récente, où Jean-Louis Delbès réalisait ses peintures inspirées des inscriptions de la digue du grand large et la réalisation de mon film, le lien était devenu accessible uniquement avec une autorisation douanière, ce qui avait pour conséquence de considérablement limiter sa fréquentation, le rendant désertique et encore plus « oublié », produisant la sensation de contempler les vestiges d'une civilisation déchue, à la fois proche et lointaine, allant accroitre la dimension pariétale des motifs inscrits.
Pendant les premiers jours de repérage, aucun bateau n'était amarré. Aucun bateau donc aucun marin, mais le bruit des vagues qui tapaient contre la digue et, au loin, des sonorités diverses produites par les activités du port autonome. Dans ce contexte, les inscriptions qui recouvraient les murs de la digue sur presque toute leur longueur se laissaient difficilement appréhender comme de simples traces de peinture plus ou moins figuratives ou textuelles. Elles étaient d'abord les signes de présences fantomatiques : celles des marins qui furent là avant moi et qui les avaient peintes, mais aussi, par ricochet, celles des peintures de Jean-Louis Delbès. Et, si des peintures de l'artiste, je n'ai retrouvé aucune inscription correspondante, je crois m'être persuadé qu'elles étaient néanmoins là, désormais cachées, recouvertes par de nouveaux motifs que d'autres recouvriraient prochainement. Et que les couches de peinture que je voyais ou ne pouvais plus voir étaient surtout des couches de temps. Les filmer était donc une façon de fixer leur éphémère passage, comme, je suppose, ce devait aussi l'être quand il s'agissait de les peindre. Je me souviens avoir pensé au film Obsession de Brian De Palma. Lors d'une scène se déroulant dans une église de Florence, une jeune femme explique le difficile choix que son métier de restauratrice implique : la peinture dont elle doit combler les parties manquantes et ranimer les couleurs en recouvre une autre ; aussi, restaurer la première revient à faire disparaître la seconde.
Je me souviens avoir pensé aux personnes qui, décidant de supprimer un tatouage ne leur convenant plus, plutôt que de se le faire enlever – ce qui leur laisserait une cicatrice – préfèrent le recouvrir par un nouveau tatouage, marquant ainsi le passage à une autre période de leur vie.  
Dans les deux cas, une image en chasse une autre tout en laissant cette autre la hanter de sa présence passée.
Des inscriptions présentes en 2009, il me reste aujourd'hui celles fixées en mon film, une série de plans fixes, des cadrages souvent resserrés ne permettant de voir que certains détails. Il me reste le mot « JULES » écrit en grosses lettres noires partiellement recouvertes des lettres rouges « LA VOY », vraisemblablement le début d'un nom – de navire peut-être : une énigme dont seul le hors-champ du plan détient la clef.
Il me reste d'indistinctes lettres vertes, une trace blanche abstraite. Dans un autre plan, des taches verticales noires côtoient une tache horizontale jaune ; une autre, de couleur rouge, côtoie elle-même les lettres « M » et « N » peintes en noir et, au dessus, le mot « FRAU » écrit en blanc, suggérant le passage d'un équipage de langue allemande. Un peu plus loin, c'est le mot « ISTANBUL », dont les lettres rouges sont à peine encore visibles.
Ailleurs, le nom « DESCARTES », écrit d'un double trait noir et rouge et, juste en dessous, dans une cursive comparable quoique plus discrète, une date : 15.4.92.
Encore ailleurs, une tête, ou plutôt quelques lignes vertes qui laissent deviner une tête à moitié effacée en dessous de laquelle semble être écrit un nom, malheureusement illisible, et des initiales, comme une signature, illisibles là encore.
Et trois cadrages de trois idéogrammes chinois signifiant littéralement « Large Arriver Navire », sans aucune date.
Et surtout, il me reste la peinture de Jean-Louis Delbès, dont toutes les images précédentes suggèrent la présence et la filiation. De ses peintures, il y en a une que j'ai découverte après avoir tourné le film. Elle est d'un magnifique fond gris-vert, porte l'énigmatique inscription « ALE ». Trois lettres qui furent à un moment présentes sur la jetée puis recouvertes, qui ont été photographiées avant d'être peintes par l'artiste, qui désormais survivent à l'époque à laquelle elles ont brièvement appartenu. Cette peinture appartient à Piotr Klemensiewicz qui avait eu l'amabilité de la prêter afin qu'elle puisse fréquenter, lors d'une exposition, les images de mon film Au fil de l'oubli.
 

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